Promouvoir, défendre et tirer profit de la haine raciale

Il y a peu, Mathieu Bock Côté se permettait d’affirmer qu’il n’existerait pas de véhicules politiques pour les critiques de l’immigration au Royaume-Uni, une tentative de légitimer les terribles émeutes racistes dont le pays fut le témoin à l’été 2024.

À cet effet, il ajoutait : « Il ne faudrait toutefois pas oublier que les “Britanniques de souche” ne sont pas les seuls émeutiers. On trouve aussi des milices islamistes armées ».

Des propos à la fois fallacieux et dangereux.

Puisque c’est précisément de cette manière que l’on prépare le terrain pour la création d’un pogrom. Que ce soit dans l’Europe du moyen-âge ou en ex-Yougoslavie, dans l’Empire russe, au Myanmar ou encore au Rwanda, le mécanisme reste le même.

La désinformation joue un rôle crucial dans la propagation de la haine raciale et dans le Québec contemporain, celle-ci trouve sa place dans le quotidien le plus lu de la province.

Mais avant de plonger dans le texte du chroniqueur, petit retour sur les événements de cet été.

L’implosion du multiculturalisme?

L’étincelle qui servira de prétexte pour cette séquence d’émeutes racistes, c’est une attaque au couteau qui a eu lieu le 29 juillet à Southport. Trois jeunes filles y périssent, le tueur est arrêté sur place et immédiatement, une fausse nouvelle est rapidement propagée par une constellation d’activistes d’extrême droite : ce dernier serait un demandeur d’asile musulman.

Sauf qu’en fait, le tueur est né au pays de Galles de parents d’origine rwandaise. Il a passé toute sa vie au Royaume-Uni et rien n’indique un quelconque lien avec l’Islam.

Peu importe, le lendemain, non loin d’une vigile pour les victimes, plusieurs centaines de personnes se rassemblent devant la mosquée de Southport, entonnant de charmants slogans tels que « No surrender! » ou encore « English till I die! » (« Pas de reddition! », « Anglais jusqu’à ma mort! »). Ces valeureux patriotes commencèrent alors à lancer des projectiles en direction de la mosquée ainsi qu’aux forces de l’ordre présentes sur place.

Le ton est donné pour une explosion de haine raciale qui durera jusqu’au 5 août. Le caractère islamophobe et anti-immigration de ces violences ne fait aucun doute : plusieurs mosquées seront vandalisées. Des hôtels hébergeant des personnes demandant l’asile furent aussi visés (notamment à Rotherham où les sorties de secours furent bloquées pendant que d’autres s’affairaient à démarrer un incendie).

Et pour l’irremplaçable sociologue, cet épisode n’est qu’une preuve additionnelle de l’échec du multiculturalisme. Voyez par vous-même, le sympathique mouvement qu’il s’est empressé de défendre :

Maintenant, il est temps de confirmer : la chronique de Mathieu contient-elle la moindre information véridique?

L’absence d’un véhicule politique?

Cette déclaration est sacrément saugrenue : il existe plusieurs véhicules politiques portant en leur sein de sévères critiques de l’immigration au Royaume-Uni.

Le premier en liste est le parti Reform UK, troisième force politique du Royaume-Uni (14,3% du suffrage lors des élections de l’été 2024¹). La création de Nigel Farage, célèbre brexiteur, annonce fièrement dans son programme que « l’immigration incontrôlée a poussé l’Angleterre à un point de rupture ». Concrètement, ceci se traduirait par un gel de l’immigration dite « non-essentielle » et la déportation immédiate de toute personne demandant l’asile².

Vous serez surpris d’apprendre que ce même homme a défrayé la manchette, en marge du vote du Brexit, avec cette subtile affiche³ :

Le parti conservateur, quant à lui, n’est pas en reste. Au pouvoir pendant les 14 dernières années, la formation politique a régulièrement ciblé l’immigration irrégulière (la campagne « Stop the boats ») sans oublier l’infâme plan visant à déporter des personnes demandant l’asile vers le Rwanda (une flagrante violation du droit international)⁴.

La députée Suella Braverman a même qualifié l’arrivée irrégulière de migrant·es d’invasion…

Et peu avant les élections, le premier ministre sortant, Rishi Sunak, affirmait que son parti était le seul à proposer « d’audacieuses mesures pour réduire l’immigration ».

Le parti travailliste, sorti vainqueur du scrutin estival, a lui aussi l’intention de réduire l’immigration⁵. Notons toutefois que la rhétorique employée n’est pas aussi déshumanisante que celle de leur concurrence.

Des milices islamistes armées?

Donc, après quelques jours de ce torrent de violence, il y a des citoyennes et des citoyens du Royaume-Uni qui ont décidé, eux aussi, de prendre la rue. Ainsi nous avons vu des manifestations antiraciste et antifasciste confronter le mouvement haineux soutenu par le sociologue.

Lorsque ces derniers explicitent leur désir de s’attaquer à la mosquée de Liverpool, les contre-manifestants réagissent rapidement et les confrontent en plus grand nombre (environ 300 pour 50 activistes racistes⁶). La casse fut donc évitée.

Il convient de préciser que ces regroupements spontanés ont parfois connu quelques débordements. Notamment à Birmingham le 5 août : les brutes xénophobes tardant à se matérialiser, une altercation éclata entre un groupe de jeunes et un homme sur la terrasse d’un pub. Et un idiot a dégonflé les pneus de la voiture d’une équipe de journalistes⁷.

Des actes de violence immédiatement dénoncés par tout un chacun.

Rappelons aussi : il n’y a aucun potentiel de débordement s’il n’y a pas, au préalable, des gens qui prennent la rue pour intimider, menacer et violenter la communauté musulmane.

Dans tous les cas, nous pouvons disqualifier l’accusation du commentateur de Québecor. Premièrement puisqu’une milice implique un certain niveau d’organisation et de préparation, ce qui ne fut manifestement pas le cas : ces gens répondaient de manière impromptue à des rumeurs d’attaques visant leurs quartiers et lieux de cultes.

Puis, l’affirmation que ceux-ci seraient des intégristes religieux - des islamistes - est totalement infondée.

Tout indique que le chroniqueur se base sur une fake news : soit la conjuration d’une « Ligue de défense des musulmans », organisation fictive inventée par les mêmes pyromanes ayant démarré l’incendie.

La remise en question de l’immigration correspond à un propos haineux?

Mathieu termine son tract sur cette note farfelue. En effet, il se plaît à jouer le rôle d’un dissident et il présume fréquemment que son camp politique subit une sorte de persécution : leur parole serait bientôt interdite!

Voyez la censure à laquelle ses collègues d’outre-Manche font face :

De toute évidence, si la remise en question de l’immigration était assimilée à un propos haineux, un grand nombre de parlementaires et de journalistes britanniques se retrouveraient dans de beaux draps (judiciairement parlant). Or, ce n’est pas le cas, ce propos est donc mensonger.

Injecter une pincée de réalité dans ce récit fantasmé

Le célèbre éditorialiste n’est pas né de la dernière pluie et c’est pour ceci qu’il commençait sa tribune avec cette information des plus sensationnelle :

On oublie alors de mentionner que la désagrégation de la société britannique ne date pas d’hier. Celle qu’on appelle la «classe ouvrière blanche» en a particulièrement souffert.

L’exploitation sexuelle de jeunes filles britanniques par un gang pakistanais, pendant des années, à Telford, en a donné un bon exemple. Le tout fut révélé en 2018. Les services sociaux de la place connaissaient pourtant la situation depuis longtemps, mais personne n’osait dénoncer la chose, de peur de se faire traiter de raciste.

Contrairement aux faussetés précédemment démontées, cette affirmation fait référence à une histoire avérée. Et c’est un dossier qui mérite d’être exploré, puisque l’explication fournie par Mathieu est loin de nous convaincre.

Commençons par le factuel.

Trois scandales fort similaires ont fait couler des fleuves d’encres dans les dernières années : à Telford, Rochdale et Rotherham⁸. C’est d’ailleurs dans cette dernière ville que l’histoire a véritablement commencé à percer dans les médias britanniques, en 2011 (avec la parution d’un article du Times).

Depuis, plusieurs rapports furent produits sur ces méfaits⁹. L’exploitation sexuelle d’un grand nombre de personnes mineures a été documentée, et ce, pendant des décennies. Plusieurs furent condamnés pour ces crimes révoltants. Incluant une majorité d’hommes provenant de la communauté sud-asiatique.

Et pour certaines personnes, leur curiosité s’est arrêtée là. Les victimes sont blanches, les coupables sont d’origine étrangère et voilà tout. Même s’il est tout à fait malhonnête de considérer ces sordides histoires comme étant représentatives de la situation en son ensemble.

Comprenons que pour celles et ceux qui martèlent l’idée de l’incompatibilité culturelle, clé de voûte de la croisade contemporaine contre le multiculturalisme, de tels scandales font figure de pain béni. Et c’est doublement vrai dans un contexte de violence raciste : comment mieux opérer une inversion des rôles, comment légitimer la violence des bourreaux et invisibiliser le sort des victimes?

Si ces gens étaient moindrement intéressés par l’enjeu des crimes sexuels sur les personnes mineures, ils en tireraient une conclusion différente. Puisqu’il y a des leçons à tirer de tout ceci.

La faute au prolétariat d’origine étrangère ou le produit d’une cascade de défaillances structurelles?

Le premier constat à poser, c’est l’envergure étourdissante du problème : en Angleterre, il y aurait environ un adulte sur 13 ayant subi une forme d’abus sexuel pendant l’enfance. Et en 2019/20, le Royaume-Uni a catalogué 73 518 crimes sexuels sur une personne mineure (il est estimé que seulement une victime sur 10 porte plainte).

Ce fléau implique toutes les sphères de la société britannique.

Ceci étant dit, comment expliquer l’inaction des autorités? Avant tout, il faut déjà savoir identifier le problème. Et crucialement, les victimes n’étaient simplement pas considérées comme telles : la police les tenait comme responsables de leurs actions¹⁰ (comme si l’on pouvait consentir à participer à de la prostitution juvénile)…

Puis, même si la plainte était recueillie par les autorités, un manque de financement et de coordination a grandement limité la prise en compte du problème¹¹ (la piètre communication entre les diverses institutions est largement attestée).

Second constat : pendant longtemps, la volonté d’agir faisait bien souvent défaut, de même que les moyens logistiques. Et ce, peu importe l’origine ethnique du suspect ou de la suspecte.

Ajoutons que pour un tel enjeu, l’on ne peut se permettre d’être uniquement réactif : il faut intervenir en amont, à travers l’éducation et la conscientisation (la formation et l’éducation sexuelle se sont bonifiées et démocratisées depuis les années 80).

Ce lamentable tour d’horizon est couronné par des problèmes de nature politique : la direction du comté de Rotherham fut épinglée pour un climat d’intimidation et de sexisme assorti d’une fâcheuse tendance à réduire au silence les lanceurs d’alertes¹².

Finalement, est-il possible d’exclure le rôle que l’ethnicité a pu jouer dans cet immense fiasco institutionnel? Non, dans la mesure où la documentation produite sur les événements de Telford et Rotherham fait effectivement la mention qu’une sensibilité à la question raciale aurait potentiellement impacté la prise en compte de ces crimes par l’État¹³ (c’est-à-dire que des témoignages à cet effet furent collectés, du reste, impossibles de quantifier l’impact sur des décennies).

Toutefois, il faut souligner que dans les deux cas, l’on parle d’un facteur dans une multitude de variables et qu’il n’est jamais question d’une ambiance « politiquement correcte » (une expression tendancieuse, gracieuseté du traitement médiatique).

Les expertes et experts sont aussi catégoriques sur un point : « il serait faux, et certainement raciste, d’établir un lien entre l’appartenance à un groupe ethnique et une propension accrue à commettre des abus sexuels sur des enfants »¹⁴.

En ce sens, le département de l’Intérieur (Home Office) a publié un rapport en 2020, confirmant qu’en majorité, les responsables d’abus sexuel sur des personnes mineures font partie de la « majorité historique ». Et contrairement à ce qui est impliqué par le récit du chroniqueur, les victimes ne sont pas toutes de jeunes filles blanches.

Le détournement de la colère, pour mieux préserver le statu quo (le patron vous envoie ses remerciements)

Bref, Mathieu a beau prétendre s’émouvoir de la souffrance de la « classe ouvrière blanche », s’il avait le moindre intérêt à améliorer le sort de celle-ci, il n’écrirait pas un tel torchon.

Car cette souffrance, il ne l’a pas inventée. Elle submerge ce pays meurtri par des décennies de décisions politiques aussi cupides que désastreuses. Souvenons-nous que cette contrée fut une pionnière des politiques néolibérales, qui consistent essentiellement à réduire la taille de l’État : ce que ce dernier abdique passe de facto sous la gouverne de l’entreprise privée.

Les résultats parlent d’eux-mêmes : entre 2012 et 2019, il est estimé que les politiques d’austérité ont causé un excès de mortalité de 330 000 personnes!

Sensiblement au même moment, le système de santé publique (la NHS) a subi une réduction de son financement (en comparaison avec leurs voisins européens). Conséquence : les listes d’attentes explosent, le personnel soignant est de plus en plus insatisfait de ses conditions de travail, les grèves s’accumulent (y compris la plus longue de l’histoire de la NHS, l’hiver dernier)¹⁵.

Ce même réseau de la santé est d’ailleurs composé d’environ 20% de personnes d’origine étrangère (versus 12% en 2009, un peu comme si le fait migratoire jouait un rôle prépondérant dans la survie de cette institution cruciale et cruellement délaissée par le pouvoir politique).

Les banques alimentaires, quant à elles, ont doublé le volume de nourriture distribuée dans les cinq dernières années. Selon cet article, ces bouées de sauvetage alimentaire se multiplient : elles surpassent en nombre les bibliothèques publiques en plus d’être trois fois plus nombreuses que les cinémas¹⁶. Et puisqu’une image vaut mille mots :

Sans grande surprise, la malnutrition accompagne ce triste portrait. Les enfants britanniques accusent un retard de croissance (comparativement à leurs compères européens). Et le rachitisme ainsi que le scorbut ont fait une résurgence¹⁷.

L’inflation a frappé de plein fouet l’archipel : « un tiers des foyers vivent sous le revenu permettant de vivre dignement »¹⁸. Le marasme économique fait des ravages, y compris au niveau des municipalités. La ville de Birmingham a déclaré faillite en 2023. Peu après, Nottingham suivait son exemple. Ce fut la huitième municipalité à déclarer banqueroute, dans les dernières années¹⁹.

Alors qu’il n’y a pas si longtemps (entre 2010 et 2023) le taux d’imposition des entreprises fut réduit (de 30% à 19% en 2017). Une curieuse coïncidence, vous en conviendrez.

En conclusion, la colère du peuple britannique nous semble tout à fait légitime. Ses conditions matérielles ont subi une dégradation substantielle. Cependant, rien de tout ceci n’est imputable aux personnes issues de l’immigration, qui pâtissent aussi de ce brutal déclassement.

Qu’importe! L’objectif de Mathieu est clair : orienter et canaliser cette frustration en direction du bouc émissaire du moment, afin d’éviter toute remise en question du statu quo.

Et cette tâche, il s’en acquitte avec brio. Voyez comment ses mécènes le récompensent : on lui offre des plateaux de télé, des contrats avec des maisons d’édition, de multiples tribunes pour qu’il poursuive sa besogne de banalisation de la haine raciale en s’appuyant sur cette notion nauséabonde « d’incompatibilité civilisationnelle ».

Mettez-vous à la place de Vincent Bolloré ou de Pierre-Karl Péladeau : pourriez-vous imaginer un meilleur serviteur, un meilleur laquais qu’en la personne de Mathieu Bock Côté?

Nous ne le pouvons pas.