La police à la française
Une chaude nuit de juillet, deux potes en balade quelque part à Marseille. Au détour d’un coin de rue, les deux marcheurs croisent un groupe de policiers. Le premier les salue, par contre, pas de réponse : il reçoit subitement un coup de matraque. Peu enclins à attendre le prochain impact, les comparses rebroussent chemin. Hélas, le second se prend une balle de caoutchouc par la tête. S’ensuit un tabassage en bonne et due forme. La besogne effectuée, les représentants de la loi laissent le pauvre bougre dans une mare de son propre sang.
Classique.
Le tabassé retrouve ses esprits ainsi que son ami et avec l’aide d’un épicier du quartier, se dirige vers un hôpital. Il est hospitalisé pendant plusieurs jours. On lui enlève une partie de son crâne, afin de soulager une sévère hémorragie. Une enquête est ouverte. Des policiers sont placés en garde à vue. À leur sortie, ces derniers sont applaudis par leurs collègues. Un spectacle qui réchauffe le cœur.
Normal.
Jeudi 20 juillet, le parquet a identifié les 4 policiers présents lors de la violente altercation. Ils se retrouvent mis en examen : l’un en détention provisoire, les trois autres interdits de travail. Ceci cause un émoi dans les commissariats et pour démontrer leur solidarité, des policiers de Marseille se mettent en code 562. Ce qui signale un état de pause, sorte de grève symbolique (de par leur profession, ils n’ont pas le droit de grève). Certains vont même jusqu’à afficher publiquement leur support :
Charmant.
La trame de fond derrière cette agression gratuite, c’est le meurtre de Nahel. Le 27 juin 2023 en région parisienne, il est tiré à bout portant lors d’un contrôle routier. Événement déclenchant une séquence de 8 jours d’émeutes. Nous allons revenir sur tout ceci, cependant notons le contexte explosif entourant le passage à tabac.
Bref, l’enquête se poursuit. Le premier policier nie avoir frappé une personne se trouvant sur le sol. On lui fait visionner un extrait de vidéosurveillance. Il revient sur ses paroles. Un autre, peu impressionné par la démonstration audiovisuelle, dément toute participation. Lors de leurs gardes à vue, tous s’entendent pour dire qu’il n’y a pas eu de tir de LBD (lanceur de balle de défense, comme des balles en caoutchouc). Plus tard, le tireur présumé confirme pourtant avoir tiré cette nuit-là.
Cohérent.
Soulignons que plusieurs caméras de surveillance ont capté l’attaque. Ces images confirment la version du tabassé et de son ami. Voyez par vous-même. Ceci semble indifférer au plus haut point le directeur de la police nationale, qui considère que « Avant un éventuel procès, un policier n’a pas sa place en prison ». Cette idée, que le corps policier ne devrait pas être soumis au régime de la détention provisoire (comme le reste de la population), trouve écho chez le préfet de police de Paris.
Logique.
***
La victime s’appelle Hedi. Il a été interviewé quelques semaines après l’attaque. Nous recommandons le visionnement :
Révoltes là-bas, par ici et par là aussi
Le contexte dans lequel cette histoire baigne, c’est donc ces émeutes et révoltes urbaines suite à la mort de Nahel. Un acte qui fut justifié pour cause de légitime défense, une version des faits qui a vite été confrontée par la vidéo d’une passante : les deux policiers se trouvant à côté de la voiture, leurs vies n’étaient pas en danger. Il semble avéré que le jeune homme conduisait de manière dangereuse. Mais à quel moment la violence devient-elle justifiable, légalement parlant? Selon le procureur assigné au dossier, les conditions d’usage de son arme n’étaient pas réunies.
Comme en 2005, lors de l’éclatement de violences urbaines en réponse à la mort de deux jeunes fuyant la police, les classes médiatiques et politiques se donnent à cœur joie afin d’expliquer d’exploiter le phénomène. L’auguste président de la République, jamais en manque d’inspiration, met en cause les médias sociaux et les jeux vidéos. Ce n’est pas une blague.
Le correspondant du Devoir à Paris et grand ami de l’observatoire, Christian Rioux, est plus direct : c’est la faute de l’immigration. En l’occurrence, la victime est d’origine franco-algérienne et résidait dans la cité Pablo Picasso, à Nanterre. À savoir qu’en France, la cité est une banlieue avec une forte concentration de HLM. La population y est typiquement défavorisée, une bonne proportion issue de l’immigration (la moitié selon des statistiques de 2011). Pourtant, il faut bien remarquer que d’autres pays de l’Union européenne ont une plus grande proportion d’immigré·es et ne font pas face à ce type de situation (par exemple, l’Allemagne, l’Espagne, l’Irlande, l’Autriche, entre autres).
Joseph Facal, éminent chroniqueur au Journal de Montréal, pose un argumentaire similaire. De plus, il répète un argument d’Éric Zemmour, comme quoi les banlieues auraient été privilégiées en termes de dépenses publiques. Cette trame narrative est tout à fait discutable selon nombre d’experts (voir ici ou là pour un peu de contexte et de statistiques).
Dans une subséquente chronique, il affirme que les émeutières et émeutiers n’ont pas de revendications. Pour notre part, nous ne sommes point convaincus : la violence n’est certes jamais acceptable, toutefois celle-ci peut lamentablement devenir un mode d’expression politique. Ceci n’est pas une caution ; c’est un constat.
Un autre été, un autre continent, une autre exaction policière : prenons le cas de la mouvance Black Lives Matter en réponse au lynchage de George Floyd, aux États-Unis à l’été 2020. Pour rappel, l’on parle d’un mouvement historique, impliquant entre 15 et 26 millions de personnes. Largement pacifiques (93% des manifestations se déroulant sans grabuge), plusieurs villes états-uniennes furent toutefois le théâtre de destructions et de pillages (notamment à Minneapolis, lieu du meurtre).
Autre exemple : l’estallido social au Chili en 2019. À la suite d’une hausse du prix du ticket de métro, un grand mouvement de protestation s’organise. Le 25 octobre, c’est environ 1 million de personnes qui défilent dans la capitale, 2 millions dans l’ensemble du pays (pour une population de 18 millions!). La tension monte, des barricades sont érigées par endroits, la répression policière s’organise. Les conséquences économiques sont sévères, le métro de Santiago subit ironiquement des dégâts importants.
Ces événements, que ce soit en France ou ailleurs, ne surviennent pas dans un vase clos. Chacune de ces situations a ses propres circonstances. Dans le cas chilien, l’on parle d’inégalités grandissantes, un régime de pension miséreux, une augmentation effrénée du coût de la vie (Santiago est l’une des villes les plus dispendieuses d’Amérique latine). La hausse du prix du métro, ce n’est que la goutte qui fait déborder le vase. D’ailleurs, le rejet du statut quo dépasse le gouvernement en place : la constitution héritée de la dictature de Pinochet est remise en question.
En ce qui concerne le mouvement BLM de l’été 2020, là aussi le meurtre de George Floyd s’inscrit dans une longue liste d’exactions, de la part de représentants de l’État, envers la population noire. On pourrait penser à Breonna Taylor, Eric Garner, Rodney King… Remonter jusqu’à l’époque du poème Strange Fruit, du redlining ou des lois Jim Crow. La présence de ce trait indélébile, depuis la colonisation jusqu’à aujourd’hui, est une honte et une disgrâce pour le pays qui a inventé l’arme nucléaire et l’internet.
À noter que, à l’opposé de ces exemples, il est tout de même possible d’observer une grande quantité de casse et de chaos, et ce sans aucune revendication politique. Comme lors de l’émeute de 2011 à Vancouver après un match de hockey. Un moment édifiant de l’histoire canadienne. Globalement, on considère toutefois que c’est peu fréquent qu’une émeute éclate pour un enjeu purement ludique.
Autre leçon à tirer : si l’on ne peut évacuer la dimension ethnique de certains de ces événements, le cas chilien est une démonstration que la violence peut poindre son nez et ce, pratiquement uniquement sur une base de lutte de classes sociales (voir aussi : la Révolution française ou la Révolution russe).
Et quelle motivation dans tout ça?
En toute transparence, nous admettons que traiter de ce sujet est une entreprise délicate. Nous avons clairement des sympathies pour les mouvements sociaux précédemment évoqués. On ne veut cependant pas minimiser la portée de la violence. Quand le domicile d’un maire est attaqué, nous sommes choqués. Quant à la destruction matérielle, celle-ci a tendance à principalement impacter ces mêmes communautés concernées par l’injustice à l’origine de la déflagration. Tâchons de faire la part des choses.
Nahel est donc tué le 27 juin 2023, les émeutes commencent le soir même. Elles perdurent jusqu’au 5 juillet. Bref état des lieux : près de 6000 voitures incendiées, environ 1100 bâtiments dégradés, 700 membres des forces de l’ordre blessés. Ce vandalisme touche des postes de police, mais aussi des bibliothèques, des écoles et même des restaurants du cœur (un OBNL offrant de l’aide alimentaire). Ça aussi, c’est assez choquant. Et spectaculairement contre-productif.
Le sociologue Marco Oberti apporte une part d’explication en distinguant deux périodes : la première, « émotionnelle » et la seconde « insurrectionnelle » :
Ce premier temps “émotionnel” marque les tout premiers jours. Il est directement lié à la mort de Nahel dans les circonstances décrites précédemment, et suscite colère et rage qui s’expriment avec une extrême intensité, dirigées principalement contre la police (commissariats, postes de police nationale et municipale) et l’État […] Ce premier temps agrège des populations hétérogènes (jeunes des quartiers, militants antiracistes et associatifs, population indignée par l’acte du policier, élus locaux, parents, voire black-blocks, etc.) et concerne surtout des quartiers de la banlieue parisienne puis lyonnaise.
Le deuxième temps met majoritairement en scène de très jeunes hommes, donc des acteurs moins diversifiés par rapport à la phase précédente, marqué également par davantage de saccages et de pillages de commerces.
Qu’il y ait eu une dose d’opportunisme au milieu de ce chaos, on le conçoit. Autre point que le sociologue apporte, c’est qu’en dehors des grandes villes, le territoire touché se superpose assez bien sur les régions où le mouvement des gilets jaunes s’est déployé en 2018-2019. Dans les deux cas, les classes populaires ont donc une place prépondérante, la dimension socio-économique n’est pas à négliger. Un autre sociologue, Thomas Sauvadet, ajoute un facteur additionnel qui est selon lui crucial, celui de l’inactivité et du piètre accès au marché légal du travail.
Et pourtant, la pauvreté et le chômage ne sont pas spécifiques à l’hexagone… Assurément, d’autres facteurs sont en jeu pour différencier la France de ses voisins. Y aurait-il un lien à faire avec les pratiques policières? Selon le politologue Sebastien Roché, « En Allemagne, il y a eu un tir mortel en dix ans pour refus d’obtempérer, contre 16 en France depuis un an et demi ». Ceci inclut uniquement les tirs sur un véhicule en mouvement, c’est-à-dire les mêmes circonstances dans lesquelles Nahel fut tué. Ce même chercheur affirme par ailleurs que la brutalité policière est trois fois supérieure en France qu’en Allemagne.
Effectuons un pas de côté et un petit bond en arrière : révisons le bilan humain du mouvement des gilets jaunes. Pour environ 1800 personnes blessées chez les forces de police, on en décompte 2500 chez les protestataires (selon le ministère de l’Intérieur). Ce dernier n’effectue pas de distinction au niveau de la gravité des blessures pour ses fonctionnaires. Par contre, chez les manifestantes et les manifestants, on dénombre 23 personnes éborgnées et 5 qui ont eu une main arrachée. À notre connaissance, pas une enquête ne débouche sur une conséquence quelconque pour les auteurs de ces mutilations. Dans un cas, le policier fut relaxé, autrement elles sont classées sans suite et voilà.
Cette brutalité aussi nous choque. Comment est-ce même possible de causer l’amputation d’une main, même dans un contexte chaotique? Puisque bon, c’est moins un mystère dans le cas d’un œil : c’est un organe fragile et un accident est si vite arrivé, pour qui a osé exprimer son mécontentement sur la place publique…
Le principal coupable, et une exception européenne, ce sont les grenades de désencerclement. La France est effectivement le seul pays d’Europe « à utiliser des munitions explosives en opérations de maintien de l’ordre ». C’est une grenade GLI-F4 qui a grièvement blessé Antoine Boudinet, le 8 décembre 2018. Depuis, cette arme a été remplacée par la GM2L. Or ce n’est pas démontré que cette dernière est moins dangereuse (les deux sont classées « matériel de guerre »).
Pour ce qui est de la destruction d’un globe oculaire, c’est typiquement le résultat de tirs de LBD, quoique ce peut aussi être l’œuvre d’une grenade. Comme ce fut documenté dans cet excellent reportage (on est franchement impressionné par les calculs balistiques, la visualisation, le montage - solide travail) :
À des fins de comparaison, les carabineros chiliens ont pulvérisé au moins 230 organes oculaires, lors de l’estallido social. On pourrait donc dire qu’en termes de mutilations, le poulet français est champion sur son continent, mais fait figure de novice à l’échelle planétaire.
On pourrait aussi reprendre notre sérieux et faire remarquer qu’il existe de grandes différences entre la formation de la police en France versus ses voisins continentaux : formation écourtée, méconnaissance du territoire, peu ou pas de police de proximité, différence majeure de tactique, etc. Ne jamais perdre de vue que ce sont des humains qui garnissent les rangs de cette institution. La police ne s’est pas inventée elle-même et c’est bien sûr le ministère de l’Intérieur qui lui passe des commandes. Une petite dose d’imputabilité pour les preneurs de décisions semble être de mise.
Finalement et sur une note plus sobre, 11 personnes ont péri, en lien avec le mouvement des gilets jaunes. 3 piéton·nes protestataires, 7 automobilistes (dans des accidents près de barrages mis en place par le mouvement). Et une octogénaire. Elle s’est pris un jet de lacrymo et elle en est morte. Elle habitait au quatrième étage…
Le sentiment d’un travail bien fait
D’ailleurs, une autre observation sur le rôle de la hiérarchie : quelques jours après la mort de Nahel, en plein milieu de la tempête, deux syndicats représentant environ la moitié des forces policières de la république publient un communiqué. Le voici :
Voici l’état d’esprit dans lequel une bonne partie de la police française évolue. Quelques notes :
- Ces syndicats demandent des « mesures concrètes de protection juridique du Policier ». L’impunité actuelle n’est donc pas satisfaisante. L’utilisation du code 562 en début de texte reflète vraisemblablement ce point de vue.
- Le champ lexical puise allègrement dans le monde martial : « les Policiers sont au combat car nous sommes en guerre ». La référence à peine voilée à une guerre civile fait écho aux chroniqueurs mentionnés plus tôt. Le passage suivant, « Demain nous serons en résistance », est soit complètement hystérique ou grossièrement séditieux.
- Le vocabulaire opère une déshumanisation de l’adversaire, « hordes sauvages » (ce qui est sauvage n’est pas civilisé, par définition), « nuisibles » (un terme décrivant typiquement la vermine ou une espèce envahissante).
Peu importe à quelles difficultés fait face la police, dans l’exercice de leurs fonctions, rien ne peut justifier une telle sortie médiatique. Ce sont des propos tout simplement indignes, pour des fonctionnaires à qui l’État délègue une partie de son monopole sur la violence. Et oui, on peut facilement catégoriser cette rhétorique comme étant fasciste (mépris de l’État de droit, normalisation / banalisation de la violence et le vocabulaire déshumanisant).
S’il y a une chose qu’on aimerait souligner, en terminant, c’est bien la notion de rapport de force. Ou pour être plus précis, son absence sidérante lors de telles discussions. Hypothétiquement, si une seule personne manifeste et qu’un seul membre de la police est présent, ces deux individus ne sont pas tout à fait sur un pied d’égalité. Le cadre légal s’applique de manière égale, cependant, l’une de ces personnes a reçu un mandat de l’État afin d’exécuter certaines basses besognes. Cette fonction et ce privilège impliquent normalement un devoir d’exemplarité.
Et tout devient tellement plus compliqué lorsque l’institution policière inspire la méfiance, la peur et la colère…
Comme l’a écrit Isaac Asimov, la violence est le dernier refuge de l’incompétent. D’un point de vue interpersonnel, c’est certainement très juste. C’est aussi un phénomène sociologique qu’il convient d’étudier avec attention et sérieux. Ou l’on peut faire comme Christian Rioux et Joseph Facal : utiliser le caractère sensationnel de l’émeute pour justifier son racisme. À vous de voir.
Épilogue
L’inspiration fut telle qu’avec un texte de cette longueur, un épilogue parait approprié. Le 5 octobre 2023, Hedi est opéré pour qu’on lui replace finalement son bout de crâne manquant. Vous pouvez écouter son témoignage, sa candeur et son calme ne nous laisse pas indifférents.
La séquence de violences urbaines de l’été 2023 a elle aussi son bilan humain : Mohammed Bendriss est mort, Aimène passe 25 jours dans un coma artificiel et Abdelkarim, Nathaniel, Mehdi, Jalil et Virgil furent éborgnés. Selon le reportage de Mediapart, ceux-ci semblent avoir été des victimes collatérales. L’observatoire est incapable de confirmer ou d’infirmer ceci. Tout ce que l’on sait, c’est que lorsque l’État ferme les yeux sur la violence de ses fonctionnaires, ce sont souvent les caméras qui nous redonnent la vue. Et que devant une telle clarté, il est plus que louche de voir une certaine partie du monde médiatique détourner le regard.