La marche sur Brasília ou la validité de l'insurrection comme tactique politique

Un an après l’insurrection de Brasília, l’observatoire désire faire un récapitulatif de cette lamentable séquence politique. Ceci faisant, une question ressort du lot : comment une démocratie survit-elle une tentative de coup d’État? L’événement de l’insurrection représentant la culmination d’un processus. Ce processus visant un renversement de l’activité démocratique sans justification aucune, nous considérons qu’il est juste de discuter d’une tentative de coup d’État.

Cependant, est-ce que l’on peut tenir l’ex-président Bolsonaro comme responsable? Après tout, la démarche aboutissant à l’insurrection visait à le maintenir au pouvoir. Il avait gros à gagner. Toutefois, démontrer une telle intention est une tâche ardue. Commençons donc par établir le contexte et voyons quels éléments pertinents surgissent de ce triste récit.

Contexte

Qui est donc l’homme politique au cœur de cette néfaste entreprise, Jair Bolsonaro? Ancien officier de l’armée, il débute sa carrière politique en 1991 et travaille comme député jusqu’en 2018. En 2019 il est élu président, son turbulent règne se termine quelques jours avant l’insurrection à Brasília. Fervent catholique, ses positions sociales sont résolument conservatrices : anti-choix, férocement homophobe et hostile à la communauté LGBTQ+. De manière générale, il est réputé pour ses déclarations à l’emporte-pièce, qu’il soit question de glorifier l’époque de la dictature (1964-1985), de banaliser la torture ou de préciser que ses fils ne sortiront jamais avec une femme noire puisqu’ils sont bien éduqués…

Économiquement il se cantonne dans une perspective néolibérale. Privatisation et austérité sont au menu. On recense ainsi une dérégulation de l’industrie agricole (un important facteur de déforestation). Conséquemment, sa présidence fut une véritable hécatombe pour l’Amazonie. Autre vecteur de dévastation pour la forêt amazonienne : la promotion de l’exploitation aurifère. S’ensuivent des violences envers les peuples autochtones de la région et une flambée du paludisme.

Parlant de maladie hautement contagieuse, passons à la pandémie de covid-19. Bolsonaro s’est avéré être un fieffé incompétent en la matière, privilégiant le déni et la désinformation comme stratégie de santé publique. Il serait laborieux de cataloguer chacune des frasques du président en la matière, mentionnons que ce dernier a suggéré que le vaccin pour la covid-19 augmentait le risque d’être atteint du sida et que selon une étude il existe une corrélation entre les circonscriptions qui ont majoritairement voté pour lui et le taux de mortalité lié au virus. L’observatoire met en doute l’efficacité d’une tactique politique qui se solde par la perte définitive d’une part de ses partisans et partisanes.

Finalement l’on doit souligner le mépris affiché sans gêne aucune envers les journalistes. Dans le premier trimestre de 2020, Reporter sans frontière comptabilisait 32 attaques verbales gratuites de la part du président. Peu de temps après, quelques grands médias du pays annoncent qu’ils vont cesser de couvrir les conférences de presse informelles du président : celles-ci s’étant transformées en une occasion pour les adeptes de Bolsonaro de menacer et d’attaquer physiquement les journalistes. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, en 2023, l’ex-président est déclaré coupable pour ses « offenses et agressions répétées » envers les journalistes.

Prélude à l’élection de 2022

La valse du mensonge commence à l’été 2021 lorsque le chef de l’État prétend qu’il y a eu fraude électorale lors des deux dernières élections présidentielles. L’été suivant, alors que les sondages ne lui sont guère favorables, c’est la même cassette qu’il joue devant une assemblée de diplomates : le processus électoral n’est pas fiable. Il n’offre aucune explication concrète pour justifier cette déclaration. L’un de ses fils rejoint le bal en entonnant, suite au premier tour où l’opposant Lula a obtenu un meilleur score, que son père est victime de la plus grande fraude électorale du pays. Dans un autre registre, Bolsonaro a affirmé que son adversaire allait fermer les églises! Tant d’allégations et pourtant, aucune preuve à l’horizon.

Bolsonaro réunit des dignitaires pour leur raconter des mensonges
Littéralement une séance de désinformation.

À noter que tout ce cirque n’est pas dénué d’impacts sur le déroulement de la vie citoyenne. En politique, on ne peut écarter complètement le rôle de la rhétorique, aussi déconnectée de la réalité puisse-t-elle être. Plusieurs organismes ont fait état d’un climat extrêmement tendu, de menaces, d’agressions : 67,5% d’individus ayant répondu à un sondage, l’été de 2022, signalent avoir peur d’être agressés physiquement pour leurs choix politiques. Ce même sondage rapporte aussi que 3% des répondantes et répondants ont vécu une telle altercation. Rappelons que le duce brésilien lui-même y a goûté en 2018, lorsqu’il s’est fait poignarder lors d’un bain de foule. Interrogé à ce sujet et sur son propre rôle dans la détérioration du climat politique, il nie toute responsabilité. L’homme qui a suggéré de fusiller ses opposants politiques lors de l’un de ses rassemblements politiques n’a rien à voir avec tout ceci, que nenni!

30 octobre 2022, deuxième tour de l’élection présidentielle

Lula l’emporte à la suite d’un vote assez serré, récoltant 50,90% du suffrage. À noter que le tribunal supérieur électoral le déclare vainqueur le soir même du vote, une marque d’efficacité qui pourrait possiblement servir d’inspiration à une autre République fédérale en terre d’Amérique. L’observatoire en profite pour spécifier que cette même institution ainsi que les 120 organismes internationaux, dont l’Organisation des États Américains, ont validé le déroulement des élections et confirmé le résultat.

Le perdant, quant à lui, tarde à admettre publiquement son échec. Ses fidèles, gonflés à bloc par la désinformation cataloguée jusqu’ici, ne démordent pas. Ils vont mettre en place des blocus routiers un peu partout à travers le pays. Lorsque leur non-élu sort finalement de son mutisme, environ deux jours après le vote, il leur intime gentiment d’aller manifester hors du système routier (d’ailleurs, il ne concède toujours pas la défaite, il se contente d’autoriser la transition du pouvoir). Une partie de ses ouailles obtempèrent et signe de leur discernement, ils vont plutôt déplacer leurs manifestations en bordure de bases militaires, demandant l’intervention de l’armée. Un geste tout à fait normal dans une démocratie moderne. Notons un autre grand classique : Bolsonaro va intenter puis perdre un recours judiciaire visant l’invalidation de votes. Pour vos efforts, on vous colle une petite amende de 5,6 millions de dollars. Meilleure chance la prochaine fois!

La marche sur Brasília

Le déraillement du processus démocratique tardant à se matérialiser, un coup d’éclat se dessine sous la forme d’un grand rassemblement dans la capitale brésilienne. L’on connaît la suite : la foule déborde les services de sécurité et envahit la Cour suprême, le congrès et le palais présidentiel. Les insurgé·es saccagent, violentent la police et les journalistes, laissent une scène de ravages dans leurs sillages. À savoir pourquoi les forces armées brésiliennes ont refusé de se joindre à ces joyeux lurons, le mystère reste entier.

Destruction et saccage à Brasília
Bolsonaro voulait rétablir l’ordre et visiblement, c'est mission accomplie.

Plus sérieusement, l’événement est une affaire déplorable, la culmination logique d’un mouvement qu’on peut facilement qualifier de fasciste : on a convaincu des citoyennes et citoyens d’un État démocratique de s’attaquer à leurs propres institutions. Avec l’intention de renverser le résultat de l’élection. Une première dans l’histoire de ce pays. Et puis, impossible d’éviter le parallèle avec l’insurrection du capitole, le 6 janvier 2021. C’est un pastiche qui rend un grand honneur à l’œuvre originelle.

Ces multiples similitudes sont-elles fortuites? Le fruit du hasard, le simple résultat de deux mouvances d’extrême droite qui, partageant une matrice idéologique, débouchent sur des trajectoires similaires? Jusqu’à un certain point, oui, cependant les liens entre ces deux groupes s’accumulent depuis quelque temps. Dans cet excellent article de Mediapart, l’on résume l’ampleur de l’influence états-unienne dans la propagation de cette régression démocratique :

  • Steve Bannon qui suggère, avant même l’élection, que Bolsonaro ne devrait pas reconnaître sa potentielle défaite puisque l’élection aurait été volée (l’homme est un ancien conseiller de Trump, il avait fait la même suggestion dans le contexte de l’élection de 2020).
  • Ali Alexander (un des principaux organisateurs du mouvement « Stop the steal » et collaborateur d’Alex Jones) qui appelle à un coup d’État militaire à la suite du vote. La candeur dans l’appel au putsch agrémente particulièrement bien la saveur surréelle de la situation.
  • Le fils du duce tropical aurait rencontré des proches de Trump 77 fois dans les dernières années!
  • Toujours de la partie, le suprémaciste blanc Tucker Carlson a dédié une émission sur l’élection dans laquelle il ressasse les allégations de fraude. À savoir que son émission éponyme a été très populaire sur le plan des cotes d’écoute, récoltant jusqu’à 4,5 millions d’auditeurs en 2020.

Au minimum, on observe donc un support médiatique et idéologique. Nous aurons l’occasion de revenir sur le cas de notre petit voisin au sud ainsi que sur sa large influence dans le rayonnement de la mouvance fasciste.

Conséquences

Difficile de calculer l’impact à long terme de cette interminable mascarade. Ne serait-ce qu’en ce qui concerne la politique intérieure : on présume que la radicalisation politique étudiée dans ce petit texte ne va pas se dissiper en un claquement de doigts.

Et sinon, comment le principal intéressé vit-il son retour dans la vie civile? En juin 2023 il fut déclaré inéligible par le Tribunal supérieur électoral pour une période de 8 ans. Un verdict inédit pour cette institution, un ex-président est donc privé de scrutin et ce, pour abus de pouvoir. Les multiples allégations (infondées) de fraude ont pesé lourd dans la balance. Le système judiciaire confirme donc que Bolsonaro est responsable de ses mensonges.

L’appareil judiciaire brésilien a aussi commencé à juger le cas de celles et ceux présents à l’insurrection. En octobre 2023, trois ont été condamnés pour tentative de coup d’État. Aux yeux du pouvoir judiciaire, il existe donc un lien entre le saccage à Brasília et plus généralement l’offensive sur la démocratie brésilienne.

En conclusion, revenons à notre question initiale : peut-on établir un lien entre les actions de l’ex-président et la tentative de coup d’État? Ce sera au procureur général d’en décider. En octobre 2023, une commission parlementaire a produit un rapport sur la question et selon cette commission, une enquête doit être ouverte. Le fin mot de l’histoire est donc entre leurs mains. Quoique l’on ne vous cache pas que l’observatoire s’est déjà fait une opinion en la matière.