Couillonerie médiatique ordinaire ou la conscience de classe inconsciente
Le 22 août 2023 est un jour comme une autre et Radio-Canada nous offre un reportage sur la crise du logement. Dans l’ensemble, l’article est plutôt banal. Cependant, on considère que ce texte tombe dans un piège lamentablement commun : la neutralité à tout prix, même au prix de la crédibilité. Notre hypothèse, c’est que cette manière de faire du journalisme favorise un désengagement des citoyennes et citoyens face à leurs instances médiatiques. Analysons.
(Oui, nous sommes 6 mois en retard. Non, nous n’en sommes pas désolés.)
Cet article nous apprend donc que depuis le 1er avril 2021, il existe un nouveau règlement municipal à Montréal. Celui-ci oblige tout nouveau projet immobilier à inclure une part de logement abordable, selon certains paramètres. Plutôt que d’appliquer cette exigence, le milieu de la construction opte plutôt pour payer une pénalité financière (ce qui est une option, selon ce règlement). Tout en défendant leur approche, la mairesse de Montréal reproche au palier provincial de ne pas avoir investi dans ce secteur. Le gouvernement Legault renvoie la balle à la ville, blâmant la lenteur des autorités municipales. Jusqu’ici, rien de surprenant.
Le texte se termine ensuite en opposant les propos d’un promoteur et le point de vue du FRAPRU (Front d’action populaire en réaménagement urbain). Et c’est ici que ça se corse. C’est que ces deux interventions contrastent fortement. L’entrepreneur se permet une attaque gratuite contre le TAL (Tribunal administratif du logement) et argumente pour l’abolition du règlement. Il n’offre aucune piste de solution outre la liberté totale pour l’entreprise privée.
La porte-parole du FRAPRU, quant à elle, milite pour un plus grand investissement du palier provincial en la matière. En plus de supporter ses déclarations par des chiffres, ce qui donne un certain poids à ses affirmations (exemple : le nombre de familles sur la liste d’attente pour du logement social ou le nombre grandissant de locataires sans logements le 1er juillet).
Cette habitude de présenter les deux côtés de la médaille n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend du contexte et du sujet traité. Mais est-ce qu’on peut considérer le lectorat comme étant mieux informé si un côté de la médaille est un ramassis d’idioties? La mission du journalisme n’est-elle pas de renseigner la population? Comment donc maintenir l’équilibre entre cette mission et l’intention légitime de présenter l’information de manière objective?
Par exemple, cette citation du promoteur : « La ville est faite pour ceux qui en ont les moyens. Si les gens n’en ont pas les moyens, qu’ils aillent vivre ailleurs ». On est resté un moment hébété, face à cette mesquine éructation. Qu’un riche entrepreneur exprime un tel mépris, c’est peut-être choquant, mais ce n’est point surprenant : c’est monnaie courante dans notre société de blâmer le pauvre pour mieux couvrir d’éloges le riche. Selon la croyance populaire, nous vivons dans un système méritocratique et à partir de ce constat il est naturel de présumer qu’il existe une forte corrélation entre le capital financier et la réputation d’une personne (voir par ici ou par là pour un peu plus de détails).
Cependant, nous demeurons perplexes : pourquoi donc inclure cette citation dans l’article? Voici notre petite théorie : le propos est délibérément inclus pour nous rappeler l’inhumanité d’une partie de la classe d’affaire contemporaine. Manifestement, le but est aussi de démontrer l’idiotie d’une telle mentalité : une ville n’a-t-elle pas besoin de main-d’œuvre pour fonctionner? Si celle-ci ne peut se loger, elle doit donc s’exiler? À ce moment, pourquoi ne pas aussi trouver un travail hors de ce lieu dorénavant hors de prix? Si une personne est obligée par la nature de sa profession à travailler en ville, quelle solution le marché offre-t-il? Que dire à ces étudiant·es toujours plus nombreux à trouver place dans les refuges pour sans-abris?
L’autre possibilité, et soyons réaliste, la plus probable, c’est que cette citation est à prendre au pied de la lettre. Le promoteur exprime candidement son opinion, la lectrice et le lecteur sont implicitement invités à la considérer sur le même pied d’égalité que les observations du FRAPRU.
Soit. Jouons à ce petit jeu auquel nous sommes conviés.
CORPIQ vs FRAPRU
Pour que l’exercice gagne en pertinence, jetons un regard plus large sur la couverture de la crise du logement. Effectivement, on retrouve assez fréquemment le même cadrage utilisé dans l’article cité précédemment. Généralement, les propos du FRAPRU sont surtout opposés à ceux de la CORPIQ (la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec). Nous ignorons si le vilain personnage ci-haut fait partie de cette organisation : l’on ne veut pas se concentrer sur un individu, mais bien comparer deux fruits du même type.
Voici par exemple un article datant de 2003 et en voici un autre plus récent, datant de 2022. Fait rare, on a même trouvé ce texte où les deux opposants se trouvent à être plutôt en accord (par rapport à la réglementation concernant Airbnb).
Donc, qu’est-ce que le FRAPRU? Le groupe se présente ainsi :
Le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) est un regroupement national pour le droit au logement fondé en 1978, dont la priorité d’action est le logement social. Il est également actif sur les enjeux d’aménagement urbain, de lutte contre la pauvreté et de promotion des droits sociaux.
(on vous suggère aussi de consulter leur historique, franchement c’est du bon travail de documentation)
En résumé, c’est un groupe de pression de citoyennes et de citoyens qui militent pour une plus grande participation de l’État dans le monde de l’habitation. Le raisonnement est simple : le logement est un droit et les règles du marché ne peuvent à elles seules garantir l’application de ce droit.
Quant à la CORPIQ, voici comment elle explique son rôle :
Fondée en 1980 à Québec, la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ) a été créée suivant l’établissement du Tribunal administratif du logement (anciennement Régie du logement) afin de représenter les propriétaires et de faire valoir leurs intérêts devant les différentes instances gouvernementales.
La CORPIQ s’est rapidement montrée très active, notamment en contestant la constitutionnalité de la loi créant la Régie du logement (aujourd’hui le Tribunal administratif du logement). L’organisation a par la suite accru son implication au niveau gouvernemental en portant de nombreux dossiers devant les commissions parlementaires et les tribunaux pour protéger les propriétaires de logements locatifs.
Notons que celle-ci a vu le jour en réaction à l’avènement du TAL et ce pour remettre en question l’existence même de cette institution. Petit rappel que sans ce tribunal, le locataire moyen est essentiellement à la merci des propriétaires. Le message est clair : ils ne tolèrent aucune entrave à leur entrepreneuriat et n’assument aucune responsabilité découlant de cette activité économique.
Bref, sans grande surprise, leurs objectifs diffèrent substantiellement. L’observatoire n’est pas très friand des prises de positions de la Corporation, cependant, soyons très clair : nous ne remettons pas en cause l’existence de la CORPIQ. Dans une société démocratique, il est tout à fait naturel pour un groupe d’individus partageant des intérêts de s’associer pour mieux défendre ceux-ci. Une société libre et saine en est une avec un robuste écosystème de corps intermédiaires (organismes, syndicats, associations, etc.).
Autre point de comparaison : ces deux organismes n’ont pas la même fondation. Nous argumenterions d’ailleurs que le point de départ du FRAPRU offre une plus grande légitimité : le logement est un droit. On conçoit facilement l’aspect primordial du logis pour le bien-être d’une personne.
On ajouterait aussi qu’un État qui est incapable de garantir la réalisation de ce droit n’est pas un État qui s’acquitte de ses responsabilités. Ce n’est pas à une personne de prouver son mérite devant l’État, c’est au contraire à ce dernier de démontrer sa pertinence envers la population.
Tandis que du côté de la CORPIQ, la valeur fondamentale défendue n’est pas un droit. Ce n’est effectivement pas un droit pour une personne de devenir propriétaire d’un immeuble. Si nous avons tous et toutes - sur papier - le droit de nous lancer en affaires, ce n’est jamais avec la certitude d’en tirer un profit. C’est dans cette optique que la Corporation milite pour soutenir et faciliter cette aventure entrepreneuriale bien particulière. Pragmatiquement, c’est de bonne guerre. En fin de compte, ce n’est pas bien différent d’un lobby qui défend les intérêts d’une industrie quelconque.
Ceci étant dit, il peut être fort informatif d’opposer ces deux points de vue. Comme dans cet échange télévisé sur le dépôt de garantie. Dans ce court débat, on peut observer deux militants s’affronter : l’une défend sa perspective avec des exemples concrets (la difficulté de recevoir son dépôt à la fin d’un bail en Colombie-Britannique) tandis que l’autre, la tête dans les nuages, peine à concevoir comment une personne pourrait aboutir à louer un taudis.
Cet extrait représente assez bien l’essentiel de notre argument. Le contraste est tout aussi présent que dans le texte qui sert d’inspiration à cette petite chronique, tout en minimisant la quantité d’énormités transmise.
En conclusion, soulignons que la crise du logement, c’est un problème d’envergure et une réalité très concrète pour une bonne portion de la population québécoise canadienne mondiale. Dans ce contexte, présenter le venin du promoteur comme une banale opinion, qu’on pose comme ça, sur le même niveau que les propos de la mairesse de Montréal ou la représentante du FRAPRU, c’est un choix éditorial douteux. Et immanquablement, ceci donne une légitimité à une forme de mépris de classe qui n’offre rien de constructif.
Les journalistes de Radio-Canada sont libres d’offrir une tribune à qui bon leur semble. Seulement, dans une époque comme la nôtre, ou la confiance envers les médias s’effritent, ce pourrait être une bonne idée de ne pas prendre son auditoire pour des imbéciles. L’observatoire respecte généralement le travail de notre diffuseur public et il nous semble évident que de laisser entièrement ce champ d’activité aux mains du privé, c’est une très mauvaise idée. Les temps sont troubles et nous attendons mieux de leur part. On leur suggère un petit examen de conscience…